Littératures / Critique et analyses

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Macheprot et moi :

un canular téléphonique de Francis Blanche

 

 

Rue de la Félicité

J'ai rencontré Francis Blanche, grâce à des amis communs, à la fin des années quarante. Francis habitait alors avec sa femme, Edith Fontaine, rue de la Félicité, dans le dix-septième, et il m'arriva de me produire avec eux dans un salon de thé des Champs Elysées. Francis récitait ses fables express, Edith interprétait Une noix, de Charles Trenet, Ça tourne pas rond, de Francis et nous entonnions en chour Vive le vent (une source importante de droits d'auteurs pour Francis et pour l'éditeur Rolf Marbot, la chanson originale, tirée du folklore anglais, étant évidemment dans le domaine public). Mes propres chansons, souvent morbides (La chanson de la mort, Je suis morbide, Fou à lier, etc.) ne rencontraient guère qu'un succès d'estime. Seuls le Menuet pour la Joconde et Le petit atome étaient appréciés.

Figure 1 : La Joconde et moi

 

Le petit atome

Car je n'étais, dans les Variétés, qu'un amateur. Mon employeur officiel était le Commissariat à l'Energie Atomique (d'abord au Fort de Châtillon, puis à Saclay). J'y avais débuté comme bibliothécaire, en 1949, avant de diriger, à partir de 1954, le laboratoire de Calcul Analogique, au sein du Service des Constructions Electriques. Boris Vian - qui avait été centralien - et Francis - qui possédait aussi de sérieuses connaissances scientifiques - étaient impressionnés par ma double activité d'ingénieur et de chanteur. Ils parlèrent de moi à Jacques Canetti qui m'engagea brièvement, aux Trois Baudets (en même temps qu'un autre débutant, Jacques Brel). En novembre 1957 je débutai dans le programme de rentrée de La fontaine des quatre saisons, un programme dont les Frères Jacques assuraient la deuxième partie, et où je partageais la première avec Lucette Raillat (la môme aux boutons) et les débutants Jean Yanne et Pierre Perret. La presse, qui n'avait pas grand chose à se mettre sous la dent, me consacra de nombreux articles (dont la une de France-Soir, le 27 novembre).

Figure 2 : L'aveu

 

L'espion qui venait du Luxembourg

En une fin d'après-midi brumeuse de décembre 1957, la standardiste du Centre d'Etudes Nucléaires de Saclay constatant que je n'étais pas dans mon bureau, demanda à un correspondant anonyme s'il y a un message à transmettre. « Oui madame - répond une voix ultra-russe -  vous lui disez qué les documents sont photogrrraphiés, lé mossieu Brrrafforrrt il peut vénirr les cherrrcher à l'ambassade ! » Le message me fut transmis le lendemain  matin, mais sans accent, et sans le « Bonjour chez vous ! » final. Je crus donc - tout comme mon chef de département - à une provocation policière que mon double passé de militant et de chansonnier rendait envisageable et nous alertâmes promptement les services de sécurité.  

Figure 3 : L'auteur décrit les activités de son laboratoire à Francis Perrin, Haut-Commissaire à l'Energie Atomique en présence de son chef de service, Jacky Weill. Derrière lui une machine analogique (baptisée La Joconde) sur laquelle étaient effectués, notamment, des simulations de dynamique pour le réacteur nucléaire à modérateur circulant destiné à la propulsion du sous-marin Le redoutable. Le schéma (évidemment ultra-confidentiel du réacteur apparaît au-dessus de la tête de l'auteur.

 

Mais l'un de mes collaborateurs ayant émis l'hypothèse "Francis Blanche", je pris contact avec Henri Gruel qui tournait son célèbre court métrage sur La Joconde dans le studio même ou Francis réalisait ses "canulars téléphoniques". Un peu embarrassé, il me confirma qu'il s'agissait bien d'un canular - qui fut dès le dimanche suivant sur Europe N°1. Ces canulars s'étaient appelés tout d'abord Poissons d'avril lorsqu'ils étaient diffusés par Radio-Luxembourg. Plus tard, sur Europe N°1 (où Furax triomphait), à partir de 1956, ils prirent un titre plus adéquat  - la coda de l'émission : Bonjour chez vous ! Le succès était tel que Vogue en édita une sélection (un "best of" diraient nos contemporains communicants) dans lequel figure "mon" canular, un canular qui ne fut pas, pour moi, sans conséquences !

 

Le vice-consul et le commissaire          

En 1964, Maurice Surdin, mon ancien patron de Saclay, voulut me recruter à l 'Agence Spatiale Européenne. Mais lorsqu'il proposa mon nom à Pierre Auger, celui-ci objecta qu'on me soupçonnait de rapports étroits avec l'ambassade soviétique ; je fus cependant embauché. En 1976 - après quelques autres aventures - je devins directeur scientifique d'une société de services : GAI (pour Génie Automatique et Informatique). Au printemps de 1980, étant amené à multiplier mes visites aux USA, je sollicitai un entretien avec le vice-consul des Etats-Unis afin d'obtenir un visa normal (je devais jusqu'alors me contenter d'un "waver", ce qui limitait ma liberté de mouvements). Cet aimable fonctionnaire, ayant consulté mon dossier (via Arpanet, l'ancêtre d'Internet) me dit alors « But what have you done for we hate you so much ? ». Je suggérai en plaisantant que ce dossier contenait une allusion au coup de téléphone de Macheprot, et son attitude me fit comprendre que j'avais visé juste.
Peu de temps après je reçus un coup de téléphone d'un "fonctionnaire du Ministère de l'Intérieur" qui souhaitait me parler, puis y renonça. Mais il récidiva en septembre et je fus alors convoqué "pour affaire me concernant", puis longuement interrogé, au long du mois de septembre, dans une cave de la D.S.T., rue d'Argenson par un certain "commissaire Nart".

Figure 4 : Fac simile de la convocation qui me fut apportée par les gendarmes de Limours (Essonne). On notera avec plaisir que le siège de la D.S.T. a été remplacé, rue d'Argenson, par une succursale du Crédit Lyonnais.

 

Refusant d'avouer que j'étais un espion soviétique, je fus finalement placé en garde à vue, sommé d'avouer mon appartenance au K.G.B. et sommé, en tout cas, de justifier mes relations - évidemment suspectes - avec Francis Blanche (« "Blanche" ce n'est pas un vrai nom, donc Francis Blanche est juif, comme d'ailleurs son complice Pierre Dac » n'hésita pas à déclarer le commissaire qui, semble-t-il, n'était pas vraiment bon enfant, convaincu, comme d'autres avant lui, que juif = communiste = espion!).

 

Tout est bien qui finit mieux.  

             
Finalement je fus relâché, non sans quelques remarques menaçantes du commissaire, mais je me mis aussitôt en rapport avec Robert Badinter dont l'épouse, Anne Vernon, était une amie, et qui m'avait conseillé à deux reprises. Il me fit savoir que je ne serais pas inquiété avant l'élection présidentielle qui s'approchait, mais qu'après la réélection de Giscard, il me faudrait sans doute affronter la D.S.T. et très probablement, la Cour de Sûreté de l'Etat !
Comme l'histoire l'a retenu, Giscard ne fut pas réélu. Mieux, Badinter devint Garde des Sceaux, la Cour de Sûreté de l'Etat fut dissoute et Nart limogé. Ce Furax au rabais reprit pourtant du service, lors de la première cohabitation et devint même directeur adjoint de la DST. mais pour se ridiculiser définitivement à l'occasion du procès "Abdallah" (qu'il s'efforça, contre toute évidence, de faire passer pour du "menu fretin"). Admis à faire valoir ses droits à la retraite, il pantoufla dans une agence de sécurité privée et dans Le Monde du 13 septembre 2000, on pouvait lire ce savoureux entrefilet :

Justice : Raymond Nart, l'ancien numéro deux de la Direction de la surveillance du territoire (DST)  a été condamné, lundi 18 septembre, par le tribunal correctionnel de Paris, à payer 4 000 francs d'amende et à verser un franc de dommages et intérêts aux policiers de la brigade financière. Ceux-ci l'accusaient d'outrages lors d'une perquisition, le 9 mai, à la Société Communication et Systèmes.

Une fois de plus, la réalité rattrapait, dépassait la fiction et la fiction entrait ainsi, une fois de plus, dans la vraie vie : une vie en "Black and White" !

 

 

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Paul Braffort © 2002
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